Je vous l'offre.
Chicago
– Jeudi 7 mars 1940 (heureuse Sainte Félicité dévouée à la famille) – 1H45 du
matin
Des hurlements déchirent l’air printanier
qui envahit la chambre de l’hôtel particulier. Par la fenêtre ouverte, l’onde
de choc fait trembler de frayeur tout le quartier. Tout le monde se connaît et
tout le monde sait que Paola
se délivre du péché, la fructification estivale
ayant bien eu lieu. D’autres cris y succèdent mais cette fois-ci ce sont des
cris de joie pour le père et le beau-père de la parturiente, pendant qu’un
sourire illumine dans la nuit le visage des voisins. Les deux compères obsédés
par la succession dans leurs affaires et la préservation du patronyme se
réjouissent de l’événement. Point de futures boucles d’oreilles en cerises,
c’est un gros garçon de 4kg128 qui a fait souffrir la jeune mariée jusqu’à son
terme. Après maintes négociations et tractations familiales houleuses, de
nombreuses investigations ancestrales, si possible parmi les destinées les plus
remarquables, il obtient enfin une identité et se prénomme pour le meilleur,
Gino.
Quelques temps auparavant, à l’union
prématurée de Federico et Paola et la confession de leur faute, suivit un
mariage consenti par les différentes parties mais forcément précipité afin
d’éviter les rumeurs puritaines de l’entourage. Pas de grandes pompes, c’est
dans l’exportation du déshonneur et l’intimité de la Sicile qu’ils furent
confiés à la protection de la madone de Polsi, unique vénération religieuse du
clan. Ce fut un mariage d’amour
lumineux, enveloppé de la douce chaleur du mois d’octobre. Le soleil chauffait
encore assez pour libérer les essences enivrantes de la garrigue, de leur
prison végétale. Ses rayons dorés s’unissaient au bleu profond de la mer en une
surface irisée caressée par un vent léger. Le souffle parfumé et iodé atteignit
le visage de Paola, qui épousa ce jour-là, le beau Federico et la puissante « cosca ».
Le rituel religieux s’harmonisa à l’automne des paysages et à l’automne des
grands-parents aux visages burinés, mouillés de bonheur où seuls les vénérables
ancêtres pouvaient être émus aux larmes.
De retour aux Etats-Unis, l’insouciance des
jeunes mariés laisse la place aux froides responsabilités et aux froides
journées d’hiver. Federico s’implique de plus en plus dans son travail auprès
de son oncle, il met un point d’honneur à sa réussite personnelle. Il doit
apprendre et pour cela Francesco l’initie aux vraies affaires. Il devra ensuite
briller, puis superviser et enfin transmettre. Depuis son mariage devant la
madone, premier rite initiatique de passage à la vie d’un futur chef de clan,
Federico a changé. Son emploi du temps est chargé, ses attentions envers Paola enceinte
se voient réduites. Les cerises, met délicieux et fort apprécié, sont désormais
mangées.
Paola met un point d’honneur à rester
dans son rôle de femme au foyer, tenant impeccablement sa maison ; toujours
amoureuse et prévenante envers son homme qui rentre tous les soirs dans cette
douceur tiède. Confiante, elle ne pose et ne doit poser aucune question. Les
règles de la cosca ne pouvant être transgressées, elle se laisse alors envahir
par un mutisme éclairé. Elle sait sans savoir. Aux beaux jours, le cri de la
délivrance fut le dernier qu’elle fut autorisée à pousser. C’est comme pour
l’argent, il n’a pas d’odeur mais il coule à flot au sein du ménage.
Maintenant le bonheur est là et se
prolonge dans leur lit comme au premier jour ; pendant que Gino, une
goutte de bave à la commissure des lèvres entrouvertes, écrase sa grosse joue
rosée sur l’oreiller brodé à ses initiales. Un grand soupir s’échappe de sa
petite bouche innocente, venant perturber le silence de la somptueuse chambre
d’enfant. Il dort. Tout comme son pays qui lui offre paix et tranquillité aux
portes de la guerre. Les Etats-Unis viennent à nouveau de signer la loi sur la
neutralité, qui les met à l’écart du conflit européen.
Gino grandit et forcit, véritable
puissance en gestation. Son appétit exigeant ne souffre aucune attente. Il
dévore avec passion, sourit rarement, pleure beaucoup et s’endort, toujours
satisfait dans le moindre de ses caprices. Sa déification par les grands
parents conforte sa domination précoce. Paola reste admirative et aimante,
contribuant également à la tyrannie de son enfant. Le corps de Gino penche
irrémédiablement vers les caractéristiques historiques du clan ; ce qui en
fait la fierté de la famille. Pas de faibles pâleur et blondeur aériennes, le
teint de la terre de Sicile, les yeux et cheveux brillants comme les olives
noires. Il est nécessaire d’oublier l’entorse du patriarche et de s’allier à la
pureté de la belle famille. Le fait que son enfant ne lui ressemble pas ne chagrine
point Paola.
Son souci à elle est tout autre. Ce qui
ne perturbe en rien son mari, la bouleverse de façon récurrente. Depuis peu,
les règlements de compte se rapprochent du quartier. Les assassinats perpétrés
au sein même de la little Italy la tourmente. Des proches tombent sous les
balles. Des familles amies sont endeuillées ; des pères, des fils, des
frères, gisent sur le sol, ensanglantés. La douleur intériorisée de la jeune
fille explose discrètement à la nuit noire. Le silence tant souhaité est tout
juste entrecoupé par les fortes respirations de Federico. Son labeur accompli
dans l’omerta, il se repose maintenant, tout comme son fils. Son corps allongé
auprès du sien, un frisson lui parcourant l’échine, Paola voudrait savoir si
son homme a déjà tué. Il l’a sûrement déjà fait pour les protéger, Gino et
elle. Elle est fière mais elle a peur pour lui. Son cœur se gonfle, elle n’a
pas la force de résister à sa peine. Elle pleure alors dans son oreiller, sans
bruit, pour ne pas avouer au grand jour son impuissance. Epuisée, elle s’endort
en pensant à Federico de plus en plus investi et englouti par la cosca, passant
de la réalité au rêve. Il est là à ses côtés, son corps recouvert de jus de
cerises. Elle rigole tout en lapant le liquide rougeâtre. Mais il ne réagit
pas. Elle l’appelle, mais il ne répond pas. Le jus de cerises est froid ;
elle n’en reconnaît pas le goût, celui-ci est fade et écoeurant. Le corps est
froid ; il a la pâleur d’un faible. Paola se heurte à la raideur de la
fierté masculine bravant la mort. Elle hurle sans le vouloir et pouvoir le
réprimer, elle avait lâché prises. La jeune femme se réveille en sursaut,
honteuse de réveiller Federico. Ce dernier est inquiet pour sa petite femme
apeurée qui ne lui révèle rien et le rendort dans la douceur et la rondeur de
ses bras. Ce n’était qu’un mauvais rêve.
à suivre...
à suivre...
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